Quels anniversaires ! 2019, bientôt 130 ans et 70 ans
Cent trente ans que paraissait le roman Sous-Offs, peinture satirique de la vie de garnison à Dieppe à la fin du XIXe siècle, roman antimilitrariste, qui valut aux éditeurs et à l'auteur d'être poursuivi pour injures à l'armée et outrage aux bonnes mœurs, accusations dont ils furent acquittés. Le roman a été réédité en septembre 2009 par les éditions La Part Commune à Rennes.
Le 6 septembre de l'année en cours, cela fera soixante-dix ans que disparaissait Lucien Descaves, journaliste, chroniqueur, romancier, novelliste et auteur dramatique, à la prose fleurie de force métaphores, comparaisons et métonymies livrées en bouquets ; qu'on en juge :
Bercés par les lacets du wagon, les trois Parisiens impliqués dans la relégation, éparpillent au vent du rêve les fanes de leurs dix premiers mois de régiments.
Pas un événement.
Rien que de menus faits, posés sur la mémoire, légèrement, comme des moineaux sur les fils télégraphiques.
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C’était, d’abord, la porte de Vanves, évoquant une rumeur de marché, le piétinement moutonnier des recrues, vaguant sous la pourriture d’un ciel dont les violets gangréneux, on dépit de copieuses ponctions, publiaient la décomposition hivernale. Autour des poteaux indicateurs arborant un nom de ville et un numéro de régiment, des paquets d’hommes faisaient des taches d’îlots, dans l’archipel vaseux du bastion 12, un espace désolé, enclos de palissades en fer de lance, comme un pacage. Sur le boulevard Brune grossi de ses affluents, l’avenue de Châtillon, les rues de Vanves et Didot, une épave humaine compacte flottait, battue, sans affût, par des lames de parents et d’amis déferlant sur le poste caserne, y déposant les conscrits, puis refluant, brisées, vers un traiteur et une bibine peinte à la lie de vin, lesquels délivraient des litres, du pain et des cervelas. Près de s’éloigner, résorbant une de ces mornes pluies du novembre qui font de la boue dans la pensée, une dernière fois, les Parisiens s’emplissaient les yeux de paysage. Quel paysage ! L’excentrique désolation d’une zone militaire, un quartier écartelé, à petites maisons sales, basses, espacées comme par des trouées d’obus, des bicoqes édifiant d’incertains revenus sur un sol maraîcher ravaudé, couturé de réprises, ainsi qu’une culotte de pauvre.
Plus loin, s’alignaient de hautes bâtisses, les approches du Paris ouvrier, un véritable mur d’enceinte percé do petites croisées en meurtrières, donnant bien, l’été, la vision d’ouvrages avancés, avec leurs gazonsen caisse, leur miracle de floraison rudérale, cette plantation d’arbustes condamnés, revivant dans les suints prolifiques et l’ordure clémente des vieux plombs. Aujourd’hui, tout ce printemps de ménage coule dans la lessive des premières pluies, entraînant à l’égout les jardins empotés dont se farde la décrépitude immobilière des banlieues ; et le clocher de Saint-Pierre de Montrouge, à droite, s’érige seul dignement, dans la déroute diluvienne de la perspective.
Une fois encore, le sergent chargé de la conduite du détachement à destination du Havre ressassait sa liste d’appel : « Favières… Devouge… Édeline… » Puis il ordonnait le départ.
Mais à sa sortie du bastion, la petite troupe, — une centaine de recrues, — était prise en écharpe, assailie par la cohue zélée des parents, chargés de provisions, anxieux, cherchant leur fruit dans cette julienne démocratique de blouses, de redingotes, de tricots, de paletots, de casquettes et de feutres ; toute une friperie promettant au décrochez-moi ça des revendeurs, le regret des paisibles entournures et des macules familières. Le sergent, en queue, ralliait les traînards, criait : « Serrez ! Serrez ! » lançait sur eux un caporal qui trôlait, en chien de berger, les ramenait à coups de gueule.
La pluie avait cessé. Mais un avant-goût de la vie nouvelle se révélait sans retard dans le supplice physique des kilomètres de pavés parcourus, dans le pélérinage à travers les flaques et les vieux oings des chaussées raboteuses.
Lucien DESCAVES, Sous-Offs, Roman militaire, Tresse & Stock, Paris, 1889, extrait de Chrysalide, pp.2 à 4.
Lucien Descaves, pendant son service militaire